En visite-éclair (26-29 janvier) en Algérie, en Gambie et au Sénégal, le président turc,Recep Tayip Erdoğan, cherche à rallier des soutiens dans son offensive libyenne tout en jouant son rôle de directeur commercial des entreprises de son pays. Le dossier libyen a été au menu de ses rencontres avec les chefs d’Etat des pays visités.

Partisan du Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj, reconnu par l’ONU, le leader du Parti de la justice et du développement (Parti AK), au pouvoir depuis 1998, année du lancement du programme “Opening to Africa”, tente de contrer l’influence du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi , poids lourd de l’Union Africaine, allié du maréchal Khalifa Haftar et des États Unis. Aussi curieux que cela puisse l’être, la Turquie, membre de l’Otan, y a moins de soutiens que l’Egypte, non membre, vu comme le rempart contre l’islamisme au contraire de la Turquie. Aux yeux des occidentaux, Recep Tayip Erdoğan est un allié structurel mais un ennemi coriace sur bien des dossiers dont justement la Libye.

Selon les indiscrétions, Recep Tayip Erdoğan n’a pas eu la partie facile à Alger et à Dakar. L’hostilité algérienne à toute ingérence en Libye doublée d’une méfiance envers les projets d’une Turquie nostalgique de l’Empire Othoman a contraint l’homme fort d’Ankara à faire d’importantes concessions. A Dakar, Erdogan a mis en avant les aspects économiques, n’ignorant pas, en grand stratège qu’il est, la constante diplomatique sénégalaise qui veut que Paris soit l’inspiration temporelle et l’Arabie Saoudite, la référence spirituelle. Or ces deux références sénégalaises, proches de celles de la Gambie – où il faut remplacer la France par l’Angleterre- sont plutôt acquises, croit-on – au maréchal libyen, tout grand écart diplomatique de Dakar sur cette question sensible risquant de de froisser Paris, Riyad et Washington.

Reste un point sur lequel la Turquie a le mérite aux yeux de la rue arabe et africaine d’être plus tranchante que l’Arabie Saoudite et l’Egypte: c’est le rejet du plan de Donald Trump pour le proche Orient. Ce plan qui vise à faire de Jérusalem la capitale indivisible de l’Etat d’Israël, en violation de tous les traités de paix et des résolutions de l’ONU, a été dévoilé mercredi alors qu’Erdogan foulait le sol sénégalais. Sa réponse a été fracassante.

La diplomatie du BTP

Dans ses valises, le président turc qui a signé un chèque de 1 milliard de dollars au profit du Plan Sénégal Émergent (PSE)
et régularisé la situation de 1 500 migrants sénégalais en Turquie, apportait son armada d’ entreprises de BTP et de structures import-export qui ont montré leur puissance notamment dans la reprise au pied levé, en février 2016, du chantier de l’aéroport international Blaise Diagne de Dakar (achevé par le consortium Summa et Limak) et, ce n’est pas rien, de Dakar Arena ainsi que d’un certain nombre d’infrastructures. Le Sénégal comptait, en 2018, 29 projets turques réalisés ou en cours de réalisation, pour un montant de plus de 460 milliards de francs CFA (soit plus de 700 millions d’euros). Seule ombre au tableau, une balance commerciale rageusement déséquilibrée en dépit des embrassades et des salamalecs. En 2017, le Sénégal importait de la Turquie pour 125 milliards de francs CFA contre 1 milliard de francs CFA dans le sens inverse.

Cette omniprésence des entreprises turques à Dakar rappelle leur montée en force à Alger où il est envisagé de porter le volume des échanges à 5 milliards de dollars en 2020. Avec déjà un investissement de 3,5 milliards de dollars en Algérie, la Turquie est  l’un des principaux pays investisseurs et le plus grand fournisseur étranger d’emplois pour ce pays, deuxième partenaire commercial de la Turquie sur le continent africain en 2018.

Alger plutôt que Rabat ?

En plus de la sécurisation de l’approvisionnement en gaz jusqu’en 2024, la Turquie travaille sur un accord de libre échange avec Alger au moment même où celui conclu avec Rabat une décennie plutôt -en 2006 – fait grincer les dents des industriels et de l’électroménager léger. Cet accord fait perdre au Maroc 2 milliards de dollars par an selon Moulay Hafid Elalamy, ministre marocain de l’Industrie et du Commerce. Faut-il voir derrière la demande du Maroc d’une révision pressante de l’accord de libre-échange le liant à la Turquie, dans un délai de 15 jours, le poids des alliances, Rabat et Riyad étant, en dépit des crises passagères, des alliés historiques ?
Pour autant, la Turquie miserait -elle sur Alger plutôt que Rabat dans la course aux alliances sur le dossier libyen?

Seul pays maghrébin invité lors de la récente conférence de Berlin, Alger, idéologiquement souverainiste, peut jouer un rôle important avec ses relais africains. En attendant, la soft power turque, forte des 53 dessertes de Turkish Airlines, de son savoir faire et de la compétitivité de son industrie, semble plus persuasive qu’une offensive libyenne par mercenaires syriens interposés. Ankara semble s’aligner désormais sur le point de vue algérien. « Il est impossible de parvenir à un résultat dans le dossier libyen avec des solutions militaires. Le dialogue et l’entente demeurent les facteurs essentiels d’une stabilité durable», déclarait Recep Tayyip Erdogan, le 26 janvier à la sortie de son entrevue avec le président algérien, Abdelmajid Tebboune.

La nouvelle position du président Erdogan rejoint donc celle d’Alger sur la volonté de parvenir à une solution pacifique. Reste la définition de la notion d’ingérence diversement appréciée du côté du Bosphore comme de celui de la Méditerranée. Alger qui s’est concertée, peu avant la visite du président Erdogan, avec la Tunisie, l’Égypte, le Tchad, le Mali, le Soudan et le Niger, pays limitrophes de la Libye, tente de jouer sa partition en optant pour la voie médiane entre Le Caire et Istanbul.

Le périple africain du président Erdogan a été en tout cas très suivi au Caire. Officiellement, l’Égypte prône une solution « politique » au dossier libyen tout en soutenant diplomatiquement (seulement ?) l’Armée nationale libyenne du maréchal Haftar. L’offensive de ce dernier contre Tripoli, commencé en avril 2019, a permis de sécuriser la frontière égyptienne sur plus de mille kilomètres. L’intervention militaire turque qui a obtenue le feu vert du parlement en date du 2 janvier dernier, fragiliserait la sécurité intérieure égyptienne en proie à des foyers d’insurrection islamistes notamment sur la frontière libyenne. Dans la guerre des alliances qui se joue entre Le Caire et Ankara, Al-Sissi peut compter sur la France, les USA et même la Russie présente via des paramilitaires qui ne sont pas dénoncés avec la même vigueur que les supposés mercenaires syriens déployés par la Turquie.

Source:F.A