Le franc CFA utilisé en Afrique centrale traverse, depuis quelques semaines, une zone d’instabilité. L’activité des banques et des entreprises en pâtit. En cause, la gestion des réserves en devises, dans laquelle la France ne joue pas le rôle qui devrait être le sien.

Pénurie de devises, hausse importante des frais de change, sanctions contre des banques ayant enfreint la réglementation des changes, rumeurs et peur d’une dévaluation… Les indices de tensions autour du franc CFA utilisé en Afrique centrale se sont multipliés ces dernières semaines. Six États sont concernés : le Cameroun, le Gabon, la Guinée-Équatoriale, la République centrafricaine (RCA), la République du Congo et le Tchad. Ensemble, ils forment la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (Cemac), l’un des deux blocs de la zone CFA – l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) constitue l’autre bloc.
Les banques et les entreprises travaillant avec l’extérieur vivent au quotidien cette nervosité. Les premières obtiennent difficilement des devises de leur banque centrale pour alimenter les secondes, lesquelles peinent, par conséquent, à payer leurs fournisseurs étrangers. Selon le Gicam, la principale organisation patronale du Cameroun, l’accès aux monnaies étrangères est devenu une « préoccupation majeure » pour deux tiers de ses membres. Réuni en assemblée générale mi-mai, il a dénoncé un « rationnement » des devises.
Ces complications sont vraisemblablement liées au durcissement de la politique monétaire opéré par la Cemac depuis quelques mois. Au centre des préoccupations des autorités monétaires : les réserves en devises de la zone. Ces dernières ont fondu avec la baisse, en 2014, des cours du pétrole, dont dépendent cinq pays de la Cemac – seule la RCA n’en produit pas. De 18,2 milliards de dollars en 2013, elles sont tombées à 4,2 milliards fin 2016, soit l’équivalent de 1,9 mois d’importations pour la région. Or, la valeur externe du franc CFA, arrimé par une parité fixe à l’euro (1 euro vaut 656 francs CFA), dépend du niveau des avoirs en devises de ses pays utilisateurs.

Depuis 2016, la Beac, la banque centrale de la Cemac, s’emploie donc à reconstituer ses réserves. Elle a supprimé les avances budgétaires aux États et relevé son taux directeur. L’idée est de décourager la demande de crédits bancaires et indirectement celle des devises, étant entendu qu’une grande part des crédits bancaires sert à financer des importations. Mi-mai, la Beac a aussi augmenté les frais de change, après avoir instauré une réglementation des changes plus contraignante. Désormais, les commissions appliquées sur les transferts de fonds vers l’extérieur sont déterminées par le jeu de la concurrence.

La Beac oblige en outre les banques à lui céder toutes leurs devises. D’où une partie de leurs difficultés actuelles. « Les réglementations de la Cemac exigent que l’intégralité des devises issues du commerce extérieur soient rapatriées à la Beac. Cependant, il y avait ces dernières années une certaine tolérance du régulateur du secteur, qui permettait aux établissements bancaires de conserver dans des comptes à l’étranger une partie des devises rapatriables, explique l’économiste Mays Mouissi. Aujourd’hui, ils sont donc obligés de passer par la Beac pour obtenir des devises. La rudesse des procédures fait qu’entre l’introduction d’une demande de devises et sa réponse, il peut s’écouler plusieurs semaines, voire plusieurs mois, d’après des dirigeants de banques. »
Les particuliers sont aussi affectés. « Il y a des milliers d’étudiants gabonais à l’étranger qui vivent uniquement grâce aux transferts de fonds faits par leurs parents. Or, à cause du durcissement des règles de gestion des devises, les sociétés de transferts de fonds, qui s’alimentent en monnaies étrangères auprès des établissements bancaires, ne peuvent plus faire les opérations courantes. Les étudiants ne parviennent donc pas avoir leur transfert mensuel », précise Mays Mouissi.
D’après des économistes, l’importante hausse des frais de change (mi-mai, un euro s’échangeait contre 745 francs CFA sur le marché noir de Yaoundé) et l’allongement des délais d’obtention de devises pour les entreprises ont une signification évidente : la conversion des francs CFA en euro au taux de 656 n’est plus assurée. La région subit par conséquent une dévaluation, même si elle semble temporaire. La Beac, elle, nie toute tension et conteste cette analyse.

Déjà accusé d’asphyxier les économies de la zone franc, le système CFA est, de facto, en train d’imposer de nouvelles contraintes aux pays de la région. Une telle situation aurait pu être évitée si les principes institués par la France avaient été appliqués. Selon ces règles, les États de la Cemac doivent centraliser au niveau de la Beac leurs réserves en devises. La Beac a ensuite l’obligation d’en laisser la moitié sur un compte spécial intitulé « compte d’opérations », ouvert dans les livres du Trésor français et par lequel transitent une grande partie des opérations extérieures des pays de la Cemac. En contrepartie de ce dépôt, le Trésor français doit prêter à la Beac autant d’euros nécessaires pour remettre à niveau son compte d’opérations lorsque ce dernier est sur le point de devenir débiteur. De cette manière, le compte d’opérations est toujours suffisamment alimenté pour maintenir la parité fixe du franc CFA par rapport à l’euro. Sur le papier, le système CFA est entièrement fondé sur cette « garantie de convertibilité illimitée » française – laquelle n’est cependant actionnée qu’après la mise en œuvre de plusieurs mesures de sauvegarde.

Mais la France ne tient pas forcément ses engagements. Début 1994, alors que les pays de la zone franc traversaient une grave crise économique, elle avait préféré, avec l’aide du Fonds monétaire international (FMI), dévaluer de moitié les francs CFA de l’UEMOA et de la Cemac, plutôt que d’assumer son rôle d’assureur. En 2016, craignant l’éventualité d’une demande d’activation de sa garantie, elle s’est à nouveau organisée pour faire intervenir le FMI à sa place. Les États de la Cemac ont été contraints de conclure des accords avec lui : il leur a fourni des avances budgétaires contre un certain nombre de conditions. En définitive, Paris n’a actionné sa garantie qu’entre 1980 et 1993. Deux autres pays n’ont pas respecté les règles ces dernières années : le Congo et la Guinée-Équatoriale ont déposé, en catimini, une partie de leurs réserves de change ailleurs qu’à la Beac.
Les mesures prises ces derniers mois par la Beac ont contribué à augmenter ses avoirs en devises. À moyen terme, ses réserves ne devraient toutefois pas retrouver leur niveau élevé des années 2000. Car les cours du pétrole ne vont augmenter que modérément, selon le FMI. La production de pétrole de la Cemac devrait en outre décroître. Au bout du compte, les réserves régionales devraient atteindre 10,5 milliards de dollars à la fin de 2021, soit 4,4 mois d’importations. Mais si les cours du pétrole baissent de nouveau, « la contraction des recettes des exportations de pétrole qui s’ensuivrait pourrait mettre la stabilité extérieure de la Cemac en péril », prévient le FMI.
Pour éviter ce scénario, les autorités françaises, le FMI et la Beac ont décidé de revoir le dispositif. « La Beac, en étroite collaboration avec la France, élabore un projet d’amendement à ses statuts afin d’apporter de meilleurs mécanismes d’intervention en cas de détérioration des positions extérieures », a annoncé en février le FMI. Interrogé par Mediapart, il n’a pas donné de précisions sur les modifications envisagées. Quant à la Commission de la Cemac, elle a répondu espérer parvenir à cette révision des statuts de la Beac d’ici à fin juin.
« Préserver l’arrimage du franc CFA à l’euro »
Pour avoir une idée de ce qui se profile, il faut consulter un rapport du département Afrique du FMI qui présente un projet de réforme de la gestion des réserves. Daté d’août 2018, ce document souligne que la marge de manœuvre est étroite pour la Cemac, en raison de sa faible diversification économique et du régime de taux de change fixe en vigueur dans le système CFA. Un taux de change fixe oblige en effet les pays fragiles et exportateurs de matières premières à avoir un niveau élevé de réserves pour faire face aux chocs extérieurs. Partant de ce constat, les auteurs de cette étude estiment qu’il faut revoir les critères servant à déterminer le niveau de réserves nécessaires pour assurer la parité franc CFA/euro.
Actuellement, c’est le taux de couverture de l’émission monétaire, c’est-à-dire le rapport entre les avoirs extérieurs de la Beac et ses engagements à vue, qui sert de jauge. S’il est égal ou inférieur à 20 % pendant trois mois consécutifs, la Cemac doit resserrer sa politique monétaire de manière à le faire remonter – avant qu’en dernier recours, la France n’actionne sa garantie. Mais ce ratio pourrait « ne pas suffire à préserver l’arrimage du franc CFA à l’euro en toutes circonstances », juge le FMI. Il suggère que la Beac et le Trésor français se réfèrent plutôt à la couverture des importations. Et dans ce cas, les réserves de change devraient être au minimum équivalentes à cinq mois d’importations, ont-ils calculé. Autrement dit, les États devront mobiliser plus de ressources pour défendre la parité CFA/euro. Depuis 2017, la Beac a déjà commencé à prendre en compte cet indicateur de la couverture des importations, mais en visant trois mois d’importations.
Pour atteindre l’objectif de cinq mois, il faudrait que « chaque État membre cède le produit de ses exportations à la Beac jusqu’à ce qu’il ait atteint une couverture de cinq mois d’importations sur une base continue », préconise le FMI. L’application d’une telle mesure constituerait un changement fondamental : les États ayant peu de devises ne pourront plus bénéficier de celles des pays mieux dotés pour régler leurs importations. Ils devront se limiter à celles qu’ils auront mises dans le pot commun.
Si ces propositions de réformes sont adoptées, la France n’aura plus jamais à actionner sa « garantie de convertibilité illimitée », puisqu’il s’agit de pousser les États africains à « s’auto-assurer » davantage que ce qu’ils font déjà. La garantie française ne sera utilisée « que dans le cas de choc exceptionnel », avance le rapport du FMI. Lequel reconnaît le caractère illusoire de ladite garantie : « Il existe des incertitudes quant à la capacité du Trésor français, qui lui-même doit respecter les règles plus larges de la zone euro, à offrir ce type de garantie à grande échelle pour une période indéfinie », écrit-il. Le président du Mali Modibo Keita (1960-1968) avait bien compris l’hypocrisie du système CFA lorsqu’il déclarait en 1962 : « La France ne garantit le franc CFA que parce qu’elle sait que cette garantie ne jouera pas effectivement. »
Il va falloir encore attendre avant de connaître le détail des changements en cours et de voir dans quelle mesure les règles de fonctionnement du franc CFA de la Cemac seront davantage rigidifiées. Mais tout indique déjà que les autorités régionales, internationales et françaises iront à l’encontre de ce que demandent de plus en plus de mouvements sociaux, d’économistes et de personnalités politiques du continent, à savoir l’abolition du système CFA, conçu pendant la colonisation pour servir l’économie française.
PAR FANNY PIGEAUD / MEDIAPART