Principale source d’emplois en Afrique, l’agriculture est paradoxalement le secteur où se concentre l’essentiel de l’emploi vulnérable. Comment alors corriger cette singularité handicapante quand on sait que l’accroissement de la main-d’œuvre en 2018 engendrera un million de chômeurs de plus pour la seule région de l’Afrique subsaharienne ?
Derrière les discours et les promesses se détachent depuis des décennies des réalités de moins en moins rassurantes sur la situation de l’emploi dans le monde.

Rien que l’année dernière, près de 1,4 milliard de travailleurs occupaient un emploi vulnérable, alors que dans les pays en développement, l’emploi vulnérable touche trois travailleurs sur quatre. Pire encore, selon l’Organisation internationale du Travail (OIT), dans les années à venir, le nombre de travailleurs vivant dans une situation d’extrême pauvreté devrait dépasser les 114 millions de personnes.

«Dans les pays en développement toutefois, la réduction de la pauvreté au travail n’avance pas suffisamment vite pour compenser l’expansion de la population active. Le nombre de travailleurs vivant dans l’extrême pauvreté devrait rester obstinément au-delà des 114 millions pour les années à venir, touchant 40 % de l’ensemble des travailleurs en 2018», explique Stefan Kühn, économiste à l’OIT et principal auteur du rapport Emploi et questions sociales dans le monde : tendances 2018, publié en début d’année par l’agence onusienne en charge de l’étude des politiques publiques et de l’élaboration de programmes visant à promouvoir le travail décent dans le monde.

En regardant de près ces chiffres pour les moins inquiétants, un autre constant se dégage : l’agriculture, premier secteur d’emploi dans le monde, est paradoxalement aussi le secteur où se concentre l’essentiel de l’emploi vulnérable et informel. En 2017, l’OIT estimait à 1,3 milliard le nombre personnes dépendantes de l’agriculture pour leur subsistance. Noyées dans ce milliard et plus, 500 millions de personnes sont employées dans des plantations et dont un grand nombre sont recrutées comme occasionnels par les grands exploitants agricoles, ou alors s’activent en tant que main-d’œuvre, non rémunérée, travaillant le plus souvent dans la petite agriculture familiale.

À l’échelle de l’Afrique, la part de la population active dans le secteur de l’agriculture s’avère plus importante, puisque pas moins de 51 % de l’ensemble des emplois y sont concentrés, avec toutefois une nuance de taille : la plupart de ces emplois relèvent de l’agriculture de subsistance.

Dans son dernier livrable sur les perspectives économiques sur le Continent (African economic outlook 2018), la Banque africaine de développement (BAD) confirme cette tendance :
«La part moyenne de l’agriculture dans l’emploi était de 51 % entre 2011 et 2016, tandis que la part de la valeur ajoutée agricole s’est maintenue à environ 15 %. Dans seize pays, le secteur représentait plus de 30 % de la production et plus de 48 % au Liberia et en Sierra Leone».

Sur le Continent, l’emploi vulnérable, notamment dans le secteur primaire, est légion. Dans son dernier rapport sur la situation du travail dans le monde, l’OIT révèle que pour la seule Afrique subsaharienne, «plus d’un travailleur sur trois vit dans des conditions d’extrême pauvreté, tandis que près de trois travailleurs sur quatre occupent un emploi vulnérable». D’ailleurs, le croisement de données à partir du data finder de l’organisation onusienne permet de dégager une projection sur la situation de l’emploi vulnérable, incluant l’ensemble des secteurs d’activité économique sur le Continent pour l’année 2018. Résultat : 279,3 millions de travailleurs pour l’Afrique subsaharienne et 20,2 pour l’Afrique du Nord.

À cette masse de « sous-travailleurs » vient s’ajouter le phénomène de travail des enfants qui amplifie outrancièrement la vulnérabilité dans le secteur agricole. Au Sénégal par exemple, 45% des enfants de 7 à 14 ans sont économiquement actifs, selon les données de 2015 de la Banque mondiale, alors que les statistiques de 2016 du Bureau international du travail (BIT) montrent que 85,1% des enfants travailleurs en Afrique sont employés dans le domaine del’agriculture. «Une explication directe de cette situation reste la pauvreté, plus concentrée en milieu rural et parmi les ménages agricoles.

Le travail des enfants dans l’agriculture concerne principalement l’agriculture de subsistance, commerciale et l’élevage du bétail ; il est quasiment non rémunéré et a lieu au sein de la famille. On peut également noter parmi les causes l’accès limité à une éducation de qualité, la pénurie de main-d’œuvre adulte -exode rural- mais aussi les considérations traditionnelles sur la participation des enfants dans les activités agricoles comme opportunité d’apprentissage des métiers, même si les dérives existent», nous explique Dr Cheikh Oumar Ba, socio-anthropologue et directeur exécutif de l’Initiative prospective agricole et rurale (IPAR), un think tank qui concentre études et réflexions sur les politiques publiques dans les secteurs rural et agricole en Afrique de l’Ouest.
Corriger les erreurs par les politiques publiques
Les gouvernements du Continent sont-ils conscients de ce bug handicapant pour les populations actives et qui, souvent, aggrave l’écart entre les chiffres officiels et la réalité du chômage dans les pays ? Sont-ils sensibles à l’impératif d’insuffler davantage de croissance au secteur agricole afin de le maintenir dans son rôle de «premier employeur» ?
«Oui! Les états africains ont lancé une série d’initiatives dans ce sens. L’une des plus récentes d’ailleurs étant la stratégie pour l’emploi des jeunes en Afrique 2016-2025 (JfYA, NDLR) lancée par la BAD», rappelle Dr Cheikh Oumar Ba, également membre fondateur du Centre de recherches sur les politiques sociales au Sénégal (CREPOS).
Celui-ci note toutefois que comme dans les autres pays d’Afrique, les réponses de l’Etat sénégalais face à ces défis ont souvent consisté à créer des agences et des fonds de promotion de l’emploi des jeunes, avec des résultats généralement décevants, mettant en exergue le décalage entre les stratégies proposées et la réalité des économies.
Pour pallier aux dispersions, assurer le retour sur investissements -autant pour ses actionnaires que pour les Etats partenaires- la BAD, à travers une combinaison de partenariats publics et privés à l’échelle continentale, vise à doter 50 millions de jeunes de compétences employables et à créer 25 millions d’emplois au cours de la prochaine décennie. Pour cela, la banque panafricaine a sélectionné trois secteurs présentant un fort potentiel d’inclusion des jeunes: l’agriculture, l’industrie et les TIC.

Parmi les projets phares de cette initiative continentale, notamment dans le secteur agricole, le programme de promotion de la micro-entreprise rurale qui fournira aux jeunes des capitaux, une formation professionnelle et un mentorat pour lancer leurs projets. En parallèle, c’est un autre programme, le Empowering Novel Agribusiness-Led Employment (EnableYouth) aidera les jeunes à incuber de nouvelles entreprises dans l’agroalimentaire à grande échelle et à les soutenir dans l’accès au financement pour la croissance de leurs projets.

«Il est essentiel que nos jeunes s’investissent dans l’agriculture et y voient une activité lucrative. C’est pour cette raison que la Banque a lancé le programme EnableYouth, un programme qui donne accès aux « agripreneurs » aux capitaux et aux compétences nécessaires, avec l’objectif de créer quelque 300 000 entreprises agroalimentaires et 1,5 million d’emplois à travers trente pays africains. On compte y investir 15 milliards de dollars au cours des cinq prochaines années », déclarait en septembre dernier Akinwumi A. Adesina, président de la BAD.

Si l’apport des partenaires financiers n’est plus à prouver dans l’amélioration des secteurs productifs, notamment le secteur agricole sur lequel l’Afrique mise une partie de son avenir, ce sont surtout les gouvernements locaux qui sont sommés aujourd’hui de faire preuve davantage de volontarisme pour réduire le taux de l’emploi vulnérable. Un salarié agricole ne peut plus travailler simplement pour subsister, lorsque les théories économiques, appliquées sur le terrain, prouvent que les pays qui se sont industrialisés sont d’abord passés par la phase de transformation de leur secteur agricole.
Prenant le cas du Sénégal, Dr Oumar Ba illustre l’exemple de politiques publiques mal ajustées qui n’auraient finalement servi que ceux qui ont bien su en profiter : « Plusieurs initiatives, dont la Grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance, après le programme Retour vers l’agriculture, lancées par l’ex-président Wade en réponse aux crises alimentaire et migratoire l’ont été sans préparation et ont vite montré leur limite. Ces programmes, comme le soulignait Jacques Faye [sociologue du monde rural et ancien directeur de l’Institut sénégalais de recherche agricole, NDLR], ont été plus « une aubaine pour les opportunistes et les corrompus, mais pas pour les ruraux et leurs enfants » ».
(Source : https://afrique.latribune.fr/)