Ancien Directeur, ancien Administrateur de la BCEAO et également ancien Directeur Général du Budget et des Finances, Monsieur KOUASSI Kouamé est ce qu’on appellerait un initié. Sa contribution ci-dessous documentée et pétrie de références vaut le détour.

Les Chefs d’Etats de l’UEMOA ont décidé d’une réforme de la zone Franc et du franc CFA, répondant ainsi aux appels de l’opinion publique à mettre fin au franc CFA et à un certain nombre de mécanismes de nature à entacher la souveraineté de ces Etats. Il convient de saluer cette décision et de féliciter les Chefs d’Etats pour le pas important franchi et pour leur volonté de rompre avec la zone Franc et avec le franc CFA.

Cinq décisions ont été prises par les chefs d’Etat dans le cadre de cette réforme, et portent sur le changement de la dénomination de la monnaie, qui sera désormais l’Eco, la suppression du compte d’opérations auprès du Trésor français, la fin de la représentation de la France au sein des organes de gouvernance de la BCEAO, le maintien d’une parité fixe de la monnaie Eco avec l’Euro, et le maintien de la garantie de convertibilité de la France. Cette réforme est-elle vraiment historique et ambitieuse ?

Des amarres ont été coupées comme l’ont exprimé les Présidents Macron et Ouattara. Les symboles caractéristiques du contrôle de la monnaie des pays africains par la France seront supprimés. Le franc CFA n’existera plus et la France ne désignera plus de représentants au sein des organes de gouvernance de la BCEAO. Enfin, le compte d’opérations auprès du Trésor français sera supprimé (c’était une énorme anomalie). Mais les amarres principales n’ont pas été coupées. Les dispositions fondamentales au cœur du système de la zone Franc, que sont la fixité de parité avec l’euro et la garantie de convertibilité, sont maintenues. La suppression du compte d’opérations auprès du Trésor français et l’abandon de la représentation de la France dans les organes de gouvernance sont accessoires, n’ayant été institués que par rapport à la garantie de convertibilité, qui elle-même ne se conçoit que par rapport à la fixité de parité.

Une garantie de convertibilité irréelle

Faut-il comprendre aujourd’hui que le dépôt des réserves de change dans un compte d’opérations auprès du Trésor français n’était pas nécessaire pour que la France apporte sa garantie à la convertibilité du franc CFA ? Comment la garantie de convertibilité de l’Eco va-t-elle être établie ? Quelle contrepartie sera exigée pour cette garantie et quelles en seront les modalités pratiques ?

Le compte d’opérations auprès du Trésor français est de fait logé à la Banque de France, où la BCEAO dispose également d’un compte de correspondant. La mise en jeu de la garantie de convertibilité de l’Eco se manifestera-t-elle sous la forme d’un découvert à la Banque de France ? La gestion du mécanisme de garantie de convertibilité de l’Eco par la Banque de France pourrait conduire cette dernière à exiger la constitution de dépôts en guise de contre-garantie. Le compte de correspondant de la BCEAO à la Banque de France remplirait-il la fonction de contrepartie jusque là dévolue au compte d’opérations ? Toute autre devise (dollar notamment) qui serait déposée sur le compte de correspondant serait alors cédée à la Banque de France, comme dans le système du franc CFA.

Les fonds disponibles dans le compte d’opérations seront-ils récupérés exclusivement en euros ou en partie dans les devises qui avaient été cédées à la France lors de leur dépôt ? Il faudrait s’assurer que ces fonds ne soient pas simplement transférés dans le compte de correspondant dans les livres de la Banque de France. Supprimer le compte d’opérations ne signifie pas l’abandon total par la France du mécanisme de contrôle, ni que les devises de la BCEAO ne seront plus déposées à la Banque de France. Le compte de correspondant à la Banque de France sera-t-il le compte de correspondant principal en euro de la BCEAO ? Pour exprimer leur pleine souveraineté monétaire et éviter toute ambiguïté dans les relations avec la Banque de France, le compte de correspondant principal en euro de la BCEAO devrait être logé dans les livres de la Banque centrale européenne, qui est l’institut d’émission de l’euro, comme c’est le cas avec la Réserve Fédérale aux Etats-Unis pour le dollar.

L’offre de garantie de convertibilité de la France à l’Eco apparaît comme une incongruité. La BCEAO couvre ses paiements extérieurs avec ses réserves de change, et assure elle-même la convertibilité et la parité du franc CFA, grâce à ses disponibilités en devises. La garantie de convertibilité porte sur le risque de défaut de devises. Elle vise à assurer la poursuite des transactions extérieures à la parité en vigueur, en cas d’épuisement des réserves de change. C’est une garantie de continuité d’exécution des transactions internationales par la BCEAO en cas d’épuisement des réserves de change, plutôt qu’une garantie de convertibilité. Dans ce domaine, il faut rappeler que le Fonds monétaire international a pour mission de fournir des devises aux Etats confrontés à une insuffisance de réserves de change.

En poussant désormais les Etats à la dévaluation avant l’épuisement de leurs réserves de change, la France ne leur assure plus la garantie de continuité d’exécution des transactions internationales. La garantie de convertibilité apparaît comme une illusion, si la sanction contre laquelle elle est contractée doit s’appliquer, dès que se profile une perspective d’épuisement des réserves de change. Cette propension à faire appliquer une modification de parité, dès que pointent des risques d’épuisement des réserves de change, conduit à affirmer que la France n’assure ni garantie de convertibilité ni garantie contre le défaut de devises, pour le franc CFA comme pour l’Eco.

La garantie de convertibilité ne semble pas d’une réelle utilité et sert plutôt d’élément d’attrait pour asseoir un contrôle sur l’Eco. Parler de garantie de convertibilité du franc CFA ou de l’Eco par la France parait abusif. Il s’agirait dans le cas de l’Eco, d’un accord de prêt qui serait décaissé en cas de crise de change, à l’instar du mécanisme existant entre le Portugal et le Cap-Vert et Sao Tomé & Principe dotés également d’un système de parité fixe avec l’euro. Les pays de l’UEMOA doivent assumer pleinement la convertibilité de leur monnaie et la gestion de leur régime de change, ce qu’ils font pratiquement déjà dans les faits.

De la parité fixe à la parité flexible

Concernant le maintien d’une parité fixe de l’Eco avec l’euro, notons qu’il se justifie difficilement aujourd’hui, au regard de nombreuses considérations. L’ancrage fixe de l’Eco à l’Euro n’est pas en phase avec le niveau des échanges de l’UEMOA avec la zone Euro, représentant moins de 25% de l’ensemble de ses échanges, et ne peut déterminer toute l’économie de l’UEMOA. Il pouvait se justifier par le passé, avec 70% des échanges effectués avec la France ou la zone Euro, mais plus aujourd’hui.

Le maintien de la parité fixe de l’Eco avec l’euro n’est également pas en phase avec des économies de l’UEMOA aujourd’hui libéralisées, où les mécanismes des prix devraient jouer pleinement, aussi bien sur le marché des biens et services, le marché du travail, le marché monétaire et financier, que sur le marché de change. Un régime de change flexible offre plus de marge de manœuvre à la banque centrale pour conduire une politique monétaire indépendante, orientée vers des objectifs nationaux avec des conditions monétaires plus adaptées au contexte économique local. La mondialisation a engendré un vaste marché planétaire où la flexibilité est la règle, et il est difficile de se satisfaire du maintien d’une rigidité en matière de taux de change.

Selon la décision des chefs d’Etats de la CEDEAO, l’Eco sera dotée d’un régime de change flexible similaire à ceux existant dans les pays non-UEMOA, ce qui va au-delà d’un simple rattachement à un panier de monnaies. La réforme du franc CFA devait être une opportunité pour doter les pays de l’UEMOA d’un régime de rattachement à un panier de monnaies, qui leur aurait permis de mieux se préparer à l’adoption du régime de change flexible prévu au niveau de la CEDEAO. L’introduction d’une flexibilité au régime de change doit se faire graduellement et de façon maîtrisée, lorsque les fondamentaux économiques et financiers sont solides. C’est ce qu’a fait le Maroc, doté d’un système d’arrimage à un panier de monnaies depuis les années 70, qui est à présent en train de migrer progressivement vers un flottement administré de son taux de change. Par contre, le passage direct et contraint de l’Egypte d’un régime de change fixe à un flottement de sa monnaie, sans transiter par un système de rattachement à un panier de monnaies, s’est traduit par une dépréciation monétaire de 30% puis à nouveau de 60%.

La mise en place de l’Eco dans l’UEMOA est en déphasage avec la monnaie unique de la CEDEAO sur plusieurs aspects : le régime de change non-flexible, la garantie de convertibilité de la France maintenue, la structure non-fédérale de la BCEAO et la non-application du strict respect préalable des critères de convergence. Il ne s’agit manifestement pas de la même monnaie Eco. Cette réforme du franc CFA en Eco est de nature à installer la confusion et fragiliser la mise en place de la monnaie unique de la CEDEAO. Les pays de l’UEMOA ne peuvent pas exiger des autres pays qu’ils respectent les critères de convergence avant d’adopter l’Eco, si eux-mêmes l’adoptent en 2020 comme annoncé, alors qu’ils ne remplissent pas les critères de convergence imposés pour son adoption (seul le Togo respecte tous les critères).

Des problématiques non traitées

Par ailleurs, il convient de rappeler les critiques faites au franc CFA, qui subit l’évolution de l’Euro par rapport aux autres devises, déterminée par des conditions économiques propres à la zone Euro et non à la zone CFA. La valeur forte du franc CFA, dérivant de celle de l’Euro, favorise les importations et handicape la production de biens compétitifs et la transformation structurelle des économies.Le financement de l’activité économique est faible et insuffisant dans les pays de l’UEMOA (moins de 30% du produit intérieur brut en moyenne), comparé à d’autres pays en développement qui concilient une faible inflation avec un niveau élevé de liquidité et de financement bancaire (60% à 80% du produit intérieur brut, et souvent au-delà de 100%). Ces questions importantes ne sont pas adressées parla réforme proposée.

L’ancrage de l’Eco à l’Euro par une parité fixe maintiendra l’alignement de la politique monétaire des pays de l’UEMOA sur celle de la zone euro et non sur des objectifs nationaux. Il est difficile de concevoir que la monnaie, qui est le plus puissant des instruments de politique économique, ne puisse pas être aujourd’hui encore, dans toutes ses dimensions, au nombre des instruments courants de mise en œuvre des politiques de développement des pays de l’UEMOA. Une politique de développement est forcément complète et plus cohérente, avec un ensemble plus large de politiques incluant la politique de change. La politique monétaire et de change de la BCEAO ne peut pas se limiter à une ambition de crédibilité de sa mission de lutte contre l’inflation.

Stabilité monétaire et objectif d’inflation

Maintenir une parité fixe de l’Eco avec l’Euro revient aussi à assimiler à tort la stabilité monétaire à une rigidité du régime de change. La stabilité monétaire ne passe pas forcément par une fixité du régime de change. De nombreux pays en développement ont maintenu une stabilité monétaire associée à un système de change flexibleau cours de ces dix à quinze dernières années. Plusieurs pays (Chili, Pérou, Colombie, Costa Rica, Equateur, Thaïlande, Philippines, Cambodge, Vietnam, Laos, Maroc, Ile Maurice, Rwanda, Botswana, Mauritanie) réalisent des taux d’inflation comparables à ceux de l’UEMOA, sans s’astreindre à un régime de parité fixe.

Quelle est la cible d’inflation retenue pour l’Eco ? Les pays de l’UEMOA devraient saisir l’opportunité de cette réforme pour redéfinir le sens qu’ils donnent à la stabilité monétaire, qui revêt des contenus différents selon les pays. Elle est définie par une cible de 2% d’inflation dans les pays développés, de 3% à 5% dans les pays émergents et de 5% à 10% dans les pays en développement. La stabilité monétaire dans les pays de l’UEMOA doit-elle toujours signifier un objectif d’inflation inférieur à 2% comme dans les pays développés ? Certains économistes proposent un objectif d’inflation de 3% à 5%.

Une création monétaire limitée

La politique de maîtrise de l’inflation conduite par la BCEAO se traduit par une politique restrictive en matière de création monétaire, bridant le financement des économies. Les marges de création monétaire ne sont pas pleinement utilisées pour financer les pays membres, avec un dispositif monétaire qui marque une préférence pour un contrôle de la création monétaire, en vue de contenir ses effets sur les réserves de change.

Qu’en est-il de la règle de 20% minimum de couverture de l’émission monétaire par les réserves de change (le niveau réel est de l’ordre de 80%) ? Que devient cette règle, qui n’est quasiment pas considérée par les banques centrales comme une règle standard de gestion monétaire ? Cette règle en vigueur depuis la période coloniale, consistant à assujettir le niveau de la liquidité interne au volume des réserves de change, est de nature à restreindre la création monétaire, et devrait être supprimée. Les réserves de change ne sont pas destinées à assurer la couverture de l’émission monétaire. Elles servent plutôt à couvrir les transactions extérieures de la nation.

Qu’en est-il également de la liberté de transfert des capitaux entre les pays de l’UEMOA et la France, qui constitue une anomalie ? En vertu de la règle de Mundell, une liberté de transfert des capitaux ne peut être maintenue dans un régime de change fixe, avec une politique monétaire ciblant des objectifs nationaux. Si la liberté de transfert des capitaux et de détention d’avoirs en France est maintenue, quel en est le fondement, d’autant plus qu’elle facilite l’évasion de capitaux à l’étranger et l’accumulation de capital financier à l’extérieur, au détriment des réserves de change et du financement des économies de l’UEMOA ?

Instruments juridiques

Sur le plan des instruments juridiques, il a été annoncé que les décisions prises dans le cadre de cette réforme ont fait l’objet de la signature d’un nouvel accord de coopération monétaire avec la France ; Cet accord apparait finalement comme le premier acte posé dans la mise en place de la monnaie Eco, dont la création n’a encore été matérialisée par aucun acte de portée nationale ou régionale. Le processus engagé par les pays de l’UEMOA semble les conduire à commettre le même impair juridique commis par le passé, où des années après les indépendances, aucun acte juridique national ou régional associant le parlement ou le peuple, n’avait été pris pour consacrer l’adoption du franc CFA, qui de fait reposait sur le décret français de 1945.

Au total, la réforme proposée ne parait pas aussi ambitieuse qu’annoncée. Certes, les décisions relatives à l’abandon du franc CFA, à la suppression du compte d’opérations et à la fin de la présence française dans la gouvernance de la BCEAO sont historiques, car elles mettent fin à des dispositions en place depuis la période coloniale. Mais il n’y a pas fondamentalement de rupture. La France ne rompt pas avec la monnaie des pays africains, et a du mal à couper le lien de contrôle qu’elle maintient, étant toujours partie prenante de l’Eco, puisqu’il ne s’agit que d’un aménagement de l’accord de coopération monétaire existant entre les pays de l’UEMOA et la France. Pourquoi ces pays doivent-ils toujours avoir la France à leur côté pour construire leur histoire monétaire, comme s’ils étaient incapables de le faire sans la France ?

Cette réforme s’avère aussi incomplète, car de nombreux autres sujets importants au cœur des politiques de développement des pays africains n’ont pas été traités. Le système est simplement dépouillé de ses manifestations les plus choquantes ou entachant trop la souveraineté des pays africains. L’esprit qui sous-tend le système du franc CFA demeure.

Une contribution de Mr KOUASSI Kouamé, Ingénieur Statisticien Economiste,Ex-Directeur et Ex-Administrateur de la BCEAO .
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