Que s’est-il décidé exactement le 29 juin dernier à Niamey ? Il est permis de s’interroger tant les différentes déclarations parfois contradictoires depuis ce jour sèment le trouble au sein de l’opinion publique.
Afin de démêler l’écheveau, retournons au 21 février 2018. Nous sommes à Accra et l’auguste cité ghanéenne accueille ce jour-là une réunion de la task force présidentielle chargée de la mise en œuvre de la monnaie unique. Particulièrement guilleret, le président Nana Akufo-Addo, hôte de la réunion et grand promoteur du projet, multiplie les déclarations enthousiastes. Il affirme notamment que «l’introduction d’une monnaie unique en Afrique de l’Ouest va, entre autres, aider à supprimer les barrières commerciales et monétaires, réduire les coûts de transaction… et que beaucoup ne peuvent accepter que ce soient seulement les Asiatiques qui puissent réussir leur transition de la pauvreté à la prospérité en une génération».

Des silences et des contradictions
Dans le concert des déclarations exaltées de ce jour, une voix dissonante, et pas n’importe laquelle va se faire entendre. Godwin Emefiele, patron de la puissante banque centrale du Nigeria et représentant le président Muhammadu Buhari à cette réunion va relever l’impréparation de certains pays, les importantes disparités macroéconomiques qui strient la CEDEAO et l’édulcoration des critères de convergence, passés séance tenante de onze à six. Mais le banquier nigérian va aller plus loin encore et réclamer publiquement que les Etats de l’UEMOA présentent une feuille de route de «dissociation» du trésor public français. Lourds de signification, les propos du gouverneur de la CBN vont pourtant passer à l’époque relativement inaperçus.

Un an et demi plus tard, le 29 juin dernier, les chefs d’Etat de la CEDEAO réunis à Niamey entérinent un régime de change flexible assorti d’un cadre de politique monétaire axé sur le ciblage de l’inflation. Ils retiennent enfin le terme Eco comme nom de la monnaie unique. Cette fois, aucune voix dissonante ne se fait entendre ; puis le 9 juillet 2019, le président Alassane Ouattara va sortir du bois : depuis Paris, le leader ivoirien va déclarer qu’«à terme le franc CFA s’appellera l’Eco». Puis quelques jours plus tard, le 12 juillet lors d’un sommet de l’UEMOA, il va carrément contredire le communiqué de Niamey en assurant que «si l’Eco devait venir à exécution ou à adoption en 2020, il n’y aura pas de changement de parité entre le Fcfa devenu Eco, et l’euro, a déclaré Ouattara. Aujourd’hui, le taux de change de l’euro par rapport au franc CFA est de 655,9, et bien sûr, si les chefs d’État décidaient l’année prochaine de changer le Fcfa en Eco, parce que nous avons respecté tous les critères de convergences, ce taux ne changerait pas dans l’immédiat».

En deux semaines, on est passés d’une monnaie unique avec un taux de change flexible à une monnaie démarrant en 2020 avec la parité fixe entre le CFA actuel et l’euro. Mais il y a aussi les non-dits de Niamey. Le communiqué final aborde explicitement les questions du régime de change, de la politique monétaire et du nom de la monnaie. La convertibilité de cette monnaie avec ses congénères africaines et mondiales ? la politique de gestion des réserves ? Le lieu et le début d’impression de ce nouvel étalon ? Pas un mot. Que cachent tous ces silences et contradictions ?

Un «consensus», à défaut d’une unanimité
La CEDEAO semble en réalité traversée par les luttes d’influence classiques secouant toute construction de zone monétaire commune. Les silences au mieux et les contradictions au pire sur les questions liées au gouvernement de la banque centrale, la fixation de la politique monétaire, la gestion des réserves, l’émission monétaire sont dues aux désaccords désormais publics entre les pays de la zone. Au sein de la CEDEAO, il se dessine un schisme apparent laissant entrevoir deux groupes d’Etats.

D’un côté, le groupe des pays de l’UEMOA ayant le franc CFA en partage. Forts de la stabilité apportée par le très décrié franc CFA, ils sont frileux à l’idée de se lancer dans une aventure bousculant complètement leurs principes monétaires et dominée de la tête et des épaules par le mastodonte nigérian. Ainsi se servent-ils de la condition préalable des critères de convergence. Affirmant être les seuls à les remplir à ce jour, ils tentent de prendre de vitesse le géant nigérian par un démarrage en 2020 avec les principes éprouvés du fonctionnement du franc CFA.

De l’autre côté, le groupe des autres pays de la CEDEAO emmenés par le Nigeria veut imposer ses vues monétaires à l’ensemble. Ils se font forts de l’imposant poids économique et démographique de ce dernier et de leur propre expérience monétaire nettement différente de celle de l’UEMOA. A l’aune de cette lecture, la sortie du gouverneur Emefiele suite à la réunion de février 2018 à Accra s’éclaire d’un nouveau jour. Le géant nigérian ne fait pas confiance à ses pairs de l’UEMOA quant à leur capacité à sortir de la coopération monétaire française structurant le CFA. La monnaie commune supposant entre autres la constitution d’un système commun de réserves géré intrinsèquement, il n’est pas imaginable pour le Nigeria que la frange des réserves communautaires appartenant à l’UEMOA soit pour partie logée au sein du trésor public d’un Etat étranger, qui plus est ancienne puissance coloniale desdits pays. Pilotant de manière autonome sa politique monétaire depuis des décennies avec un taux de change flexible, le Nigeria pèse 73,1% du PIB de l’ensemble de la CEDEAO et ne se laissera pas dicter son attitude dans la construction de cette union monétaire.

L’issue de ce dissensus fait peser un lourd risque d’explosion du projet tant attendu de monnaie unique CEDEAO. Sans au moins la dissociation du trésor public français, l’Eco s’il devait voir le jour se ferait uniquement avec les pays de l’UEMOA. Ce qui serait un changement purement cosmétique du très critiqué franc CFA, laissant les peuples de la zone UEMOA fort marris. Il est de ce point de vue intéressant de constater que la coopération avec le trésor public français est justement la facette la plus attaquée du franc CFA. Les détracteurs de la monnaie de l’UEMOA voient dans cette mesure la preuve de la mainmise française et ce n’est pas un hasard si c’est un des points sur lequel le Nigeria concentre ses exigences.

Qu’auraient à gagner les pays de l’UEMOA à adopter l’Eco tel qu’annoncé à Niamey ? Au niveau de la politique monétaire axée sur l’inflation, aucun changement à venir, car la BCEAO poursuit le même objectif. Le régime de change flexible par contre donnerait de la souplesse aux pays de l’UEMOA enfermés dans un taux de change fixe avec le seul euro. Cela les empêche de s’adapter aux aléas de l’économie mondiale pourtant très influents au vu du profil essentiellement exportateur des pays de la zone.

Tout repose en réalité sur le juste niveau où poser le curseur du taux de change afin que personne ne soit lésé. Cette question sera facilitée par une plus grande convergence des économies de la zone. La dégradation de cette harmonisation ayant été clairement constatée à Niamey, si l’on y rajoute les sourdes luttes d’influence à l’œuvre et les non-dits de cette fameuse réunion, l’on peut affirmer sans beaucoup de crainte que l’Afrique de l’Ouest ne tiendra pas d’Eco entre ses mains en 2020.

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