Amadou NIANG, Contrôleur du Travail et de la Sécurité sociale

(Direction générale du Travail et de la Sécurité sociale)

« Le Ministère du Travail doit revoir à la hausse les salaires ! », « l’Inspection du travail ne doit pas cautionner le paiement de salaires d’un certain niveau ! », « les salaires sont misérables au Sénégal ! » entend-t-on ou lit-on souvent sur les réseaux sociaux, à la radio ou à la télévision, etc.

Ces anathèmes sont régulièrement agités, notamment à la veille du 1er mai, Journée internationale du Travail, pour fustiger le niveau abject des salaires au Sénégal. Quoi de plus normal, en cette journée dite de commémoration de luttes pour les droits des travailleuses et travailleurs, pour revendiquer plus d’équité salariale ! N’est-ce pas là le sens de la tenue de la traditionnelle et symbolique cérémonie de remise des cahiers de doléances au Président de la République ?!

Toutefois, ces agitations sont usuellement prises comme prétexte pour calomnier l’inspection du travail.

Alors attention ! l’Inspection du Travail n’est pas responsable de la modicité des salaires et n’a ni pouvoir ni compétence de les revaloriser.

  • Que prévoit la loi ?

Afin de lever toute équivoque, il y a lieu de faire les précisions ci-après.

Dans de nombreux pays comme le Sénégal, le salaire minimum et la négociation collective coexistent et se complètent[1].

Si c’est un décret qui fixe le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) et le salaire minimum agricole garanti SMAG[2] (« minimum social réglementaire »), dans plusieurs branches ou secteurs d’activités ce sont les partenaires sociaux (employeur.s/organisation.s d’employeurs et organisation.s de travailleurs) qui, en fonction des réalités particulières qui leur sont propres et réunis autour d’une commission mixte paritaire mise en place par le ministre en charge du Travail, déterminent les salaires minimums catégoriels hiérarchisés[3] (« minimum conventionnel négocié ») qui, généralement, sont en dessus du SMIG[4].

Le SMIG sert comme base de calcul pour la détermination de certaines primes qui sont allouées, sous certaines conditions, aux travailleurs.

Le salaire de base catégoriel peut également jouer ce rôle, notamment en ce qui concerne le calcul de la prime d’ancienneté qui est établie « en pourcentage du salaire minimum de la catégorie de classement du travailleur (…) »[5].

  • En quoi consiste donc le rôle de l’ITSS ?

Cette clarification étant faite, il est donc important de souligner que l’Inspection du Travail contrôle simplement la conformité des salaires effectivement payés par rapport aux minima en vigueur, mais n’en produit pas. Autrement dit, sa mission est de veiller à leur stricte application (salaires de base catégoriels et accessoires de salaires obligatoires octroyés sous certaines conditions) tels qu’ils sont fixés par les accords des partenaires sociaux. Evidemment, en cas de violation de ces dispositions dites d’ordre public, l’inspecteur dispose des moyens lui permettant d’en requérir la correction (ceci n’est pas l’objet de notre propos).

La fixation du salaire minimum relève certes du domaine des pouvoirs publics, mais sa négociation, en vue de son amélioration, est surtout du ressort des partenaires sociaux, mais encore, à un niveau plus élémentaire, de la libre volonté des parties au contrat.

En d’autres termes, les parties ne sont pas tenues de se limiter aux salaires minima catégoriels, sachant que, par le truchement de la négociation collective ou de la liberté contractuelle, elles peuvent convenir d’une rémunération plus favorable, soit à travers les accords collectifs de travail[6] (négociation collective), soit à travers les clauses du contrat de travail (négociation individuelle).

Au-delà de sa mission de contrôle sur les aspects de rémunération, l’inspection du Travail, l’administration du Travail dans sa globalité, à travers ses autres entités, assure un rôle multiforme de sensibilisation, de formation, mais aussi d’appui, en matière technique, auprès des partenaires sociaux, en vue de promouvoir la négociation collective.

A cet effet, dans le cadre de la mise en œuvre du Plan national de renforcement du dialogue social (PNRDS) élaboré par le Ministère en charge du Travail, la Direction générale du Travail et de la Sécurité sociale et le Haut Conseil du Dialogue social tiennent, indépendamment, depuis 2021 des sessions de renforcement de capacités à l’intention des employeurs, délégués du personnel et syndicalistes, notamment sur les techniques de négociation collective.

  • Face à la faiblesse des salaires, que faire ?

Pour revenir à la faiblesse des salaires au Sénégal, telle que remarquée par l’opinion, il y a lieu de préciser que cette assertion est à relativiser à bien des égards. En effet, dans certains secteurs ou branches d’activités ou encore dans certaines entreprises, le niveau des salaires est fonction du degré de dynamisme du dialogue social entretenu, ainsi que de la volonté réelle des partenaires sociaux de récompenser la productivité et la performance économique par une motivation financière.

Autrement dit, au niveau de ces secteurs, branches ou entreprises il y a un mécanisme du dialogue social dynamique et efficace qui est de mise et qui produit comme résultat la conclusion d’accords plus favorables, sur les salaires particulièrement, et les conditions de travail et d’emploi, de manière globale ; ce mécanisme est appelé la négociation collective.

D’où l’importance d’en faire régulièrement recours pour améliorer les conditions de travail, notamment en ce qui concerne les salaires.

Si l’on admet la réalité de la modicité des salaires minima règlementaires et conventionnels en vigueur, il conviendra, afin d’y remédier, pour les partenaires sociaux de cultiver et promouvoir le dialogue social et la négociation collective, en s’adaptant à la réalité économique et en tenant compte du coût de la vie, le plus souvent durement ressenti par les travailleurs, notamment en période d’inflation.

  • Qu’est-ce que la négociation collective ?
  • Définition :

En nous référant à l’article 2 de la Convention n° 154 de l’OIT sur la négociation collective (1981), celle-ci renferme « toutes les négociations qui ont lieu entre un employeur, un groupe d’employeurs ou une ou plusieurs organisations d’employeurs, d’une part, et une ou plusieurs organisations de travailleurs, d’autre part, en vue de :

  1. fixer les conditions de travail et d’emploi [7], et/ou ;
  2. régler les relations entre les employeurs et les travailleurs, et/ou ;
  3. régler les relations entre les employeurs ou leurs organisations et une ou plusieurs organisations de travailleurs. »

La négociation collective est donc un moyen essentiel par lequel les employeurs, les travailleurs et leurs organisations respectives peuvent établir des salaires et des conditions de travail équitables. Pour ce faire, quelques préalables sont nécessaires.

  • Les préalables de la négociation :

Une négociation collective efficace commande :

  • une bonne organisation des parties : cela implique des organisations (employeurs et travailleurs) fortes, capables, indépendantes et représentatives ;
  • un cadre institutionnel et législatif favorable ;
  • le volontarisme et la liberté : la nature libre et volontaire de l’accord collectif implique que les résultats de la négociation qui y sont contenus soient générés par les parties elles-mêmes et qu’ils ne leur soient pas imposés ;
  • la bonne foi : pour une négociation collective réussie avec un résultat durable, il est important qu’elle soit engagée et menée de bonne foi ;
  • le partage de l’information juste et le secret professionnel : autant le(s) employeur(s) doit(vent) communiquer aux travailleurs ou organisations syndicales les informations nécessaires pour leur permettre de négocier en toute connaissance de cause, autant ces derniers doivent veiller au respect du secret professionnel et à la confidentialité des informations reçues, du fait de leur sensibilité.
  • la confiance et le respect mutuels entres les parties : sans confiance réciproque et respect vis-à-vis de l’une et de l’autre, aucun consensus franc et sincère ne peut être garanti entre les parties à la négociation.
  • L’intérêt de la négociation :

La négociation collective fait partie des principes et des droits fondamentaux au travail[8]. Elle est également considérée comme un droit indispensable dans les relations professionnelles. C’est pourquoi de nombreux avantages[9] peuvent être tirés de la reconnaissance effective du droit à la négociation collective. Pour ne citer que celui-là, la négociation collective peut favoriser l’amélioration conséquente des salaires, des conditions de travail ainsi que de l’égalité[10].

En effet, par la négociation collective, les parties définissent et s’entendent sur les voies et moyens qui permettent de valoriser le travail, d’augmenter la production, d’assurer la performance économique de l’entreprise et de récompenser l’apport des travailleurs, en garantissant leur participation aux résultats par le mécanisme de la redistribution d’une partie des bénéfices réalisés.

  • Qu’en est-il des secteurs et branches d’activités dépourvus de conventions collectives ?

Malgré ses bienfaits, la négociation collective fait défaut dans certains secteurs ou branches d’activités où l’on dénote souvent l’absence d’organisations syndicales de travailleurs et/ou d’employeurs. C’est ce qui rend quasi impossible la mise sur pied d’accord collectif de travail ; une convention collective, par exemple. Assez souvent, c’est un décret (professions agricoles et assimilées) ou un arrêté du ministre chargé du travail (domestiques et gens de maison) qui y réglemente les conditions du travail[11].

En raison de cela, les résultats des négociations qui ont lieu au niveau national (interprofessionnelles), entre les organisations les plus représentatives, tels que l’augmentation de salaires, ne profitent pas systématiquement aux travailleurs qui évoluent dans ces secteurs ou branches d’activité dépourvus de conventions collectives.

Pour corriger ces écarts en défaveur de ces travailleurs susmentionnés, l’Etat dispose des moyens juridiques lui permettant, soit d’étendre les effets de ces accords dits favorables aux travailleurs et employeurs qui n’étaient pas initialement concernés par les négociations, soit de réajuster les salaires préfixés dans les secteurs non couverts par rapport auxdites augmentations[12].

Tout ceci, au nom des principes de l’équité salariale et de la justice sociale !

  • Faut-il instaurer un mécanisme de négociations périodiques obligatoires au Sénégal ?

Prenant en compte le niveau timoré du dynamisme de la négociation collective dans plusieurs secteurs ou branches d’activités (absence de convention collective, conventions collectives caduques, révision peu fréquente, etc.) et même au sein des entreprises, impactant ainsi négativement les conditions de travail et favorisant la récurrence des conflits de travail portant pour la plupart sur le salaire, il est nécessaire que le Sénégal, à l’instar d’autres pays, envisage l’instauration des systèmes de négociations périodiques dans tous les secteurs, simultanément ou en alternance. Ces négociations, planifiées chaque année ou tous les trois (3) ou cinq (5) ans, devront porter au moins sur les thématiques relatives notamment aux salaires, à la classification professionnelle des emplois et, éventuellement, à tous autres aspects relatifs aux conditions de travail.

Ces systèmes présentent un intérêt particulier aussi bien pour l’Etat que pour les partenaires sociaux, dans la mesure où, pour le premier, ils lui permettent non seulement d’encadrer et de rendre obligatoires les négociations à une certaine période, mais aussi d’avoir une vue panoramique sur les calendriers de négociations et, pour les seconds, ils facilitent le dialogue, comblent le déficit de la négociation collective noté çà et là et permettent d’anticiper les conflits par la prévention.

Tout ceci ne pourra être possible qu’en engageant une réforme du droit du travail, une refonte du dialogue social, une restructuration de la négociation collective, dans une démarche inclusive et participative avec employeurs travailleurs.

En définitive, l’amélioration des salaires dans le secteur privé peut se faire de plusieurs manières, mais la voie la plus efficace, pour y arriver, est sans doute la négociation collective.


[1] Dans d’autres pays, la négociation collective est le seul mode de fixation du salaire minimum.

[2] Article L.109 alinéa premier de la loi n°97-17 du 1er décembre 1997 portant Code du Travail (C.T).

[3] Article L.86-2 du C.T.

[4] Les taux horaires du SMIG et du SMAG sont respectivement de 370, 526 et 236, 865 F. CFA (voir le décret n° 2023-1710 du 07 août 2023), soit 64 223 et 49 268 F. CFA par mois ; alors que le salaire de base le moins élevé actuellement est celui de la 1ère catégorie de la « Classe I – Personnel de soutien » du secteur des Systèmes financiers décentralisés (SFD) correspondant à 68 736 F CFA (voir Nouveaux barèmes des salaires catégoriels dans le secteur privé de juillet 2023).

[5] Article 52 de la Convention collective nationale interprofessionnelle (CCNI) du 30/12/2019.

[6] Un accord collectif de travail peut, selon les niveaux de négociations et les parties signataires, être un accord d’entreprise/d’établissement (interne), de branche (une seule branche d’activité concernée), sectoriel (un secteur donné) ou interprofessionnel (regroupant plusieurs secteurs au niveau national).

[7] Les conditions de travail et d’emploi peuvent inclure des sujets comme :

  • les salaires ;
  • les heures de travail ;
  • les primes, etc.

[8] Voir la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail, adoptée en 1998 (amendée en 2022).

[9] Pour en savoir plus, consulter le « Rapport de l’OIT sur le dialogue social-2022 : la négociation collective pour une reprise inclusive, durable et résiliente ».

[10] Ibid.

[11] Voir l’article L.90 du C.T.

[12] Voir l’article L.88 ibid.