L’annonce dans la presse nationale et internationale ce 12 Aout 2020, de la cession des infrastructures passives de Free Sénégal à Helios Towers plc, une multinationale basée à Londres, pour un montant de 105 milliards FCFA (€160 millions) sur une durée de quinze (15) ans soulève en notre sens des préoccupations majeures dans le secteur des télécoms que l’on ne saurait occulter.
Elle interpelle au premier chef, l’Autorité de Régulation des Télécommunications et des Postes (ARTP) ainsi que le Ministère de l’Economie Numérique et des Télécommunications qui s’ont appelés à s’approprier ce dossier afin d’assurer que les intérêts nationaux soient préservés, que la législation et les réglementations relatives au secteur des télécoms soient respectées et que toutes les zones d’ombre sur cette affaire soient levées.
La réaction de l’Etat suite à cette cession établira un précédent dont il sera très difficile de se départir. La responsabilité de l’autorité est donc engagée et nous avons bon espoir qu’elle l’assume pleinement.
Cette annonce publiée sur le site de Helios Towers plc fait état d’un accord pour l’acquisition de 1200 sites de Free Senegal qui représentent une valeur intrinsèque d’entreprise de 116 milliards FCFA incluant des taxes et obligations sur le bail foncier à hauteur de 11 milliards FCFA d’où le montant de 105 milliards FCFA cité plus haut comme montant de la transaction.
Cet accord prévoit également un engagement additionnel de 45 milliards FCFA à investir pour le déploiement de 400 nouveaux sites sur les 5 prochaines années.
Notre première préoccupation est la suivante : cette procédure adoptée par Free Sénégal est-elle conforme au code des communications électroniques ?
En effet, le code des communications électroniques en ses articles 50 et suivants détermine les régimes juridiques applicables aux différentes activités de communications électroniques, notamment les activités soumises à autorisation préalable (articles 57 et suivants).
Ces articles stipulent que l’Autorité de régulation est celle qui est habilitée à définir le cahier des charges et à lancer l’appel public à candidatures devant aboutir à la sélection des MVNO, des FAI et des opérateurs d’infrastructures.
Concernant les MVNO (tels Promobiles, 2S mobiles…) et les FAI (fournisseurs d’accès internet), l’ARTP avait bien défini un cahier de charge et lancé un appel public à candidatures. En choisissant de lancer lui-même son appel d’offres pour sélectionner son opérateur d’infrastructure, l’opérateur Free ne se substitue-t-il pas à l’Autorité de régulation ?
Ce faisant, l’opérateur Free n’est-il pas en violation du code des communications électroniques ?
Pour rappel :
– Concernant les MVNO (Promobile et autres), l’Autorité de régulation avait bien lancé en Avril 2017, un appel public à candidatures et avait défini un cahier des charges bien précis. Ceci avait abouti à la sélection finale de 3 opérateurs locaux à savoir Promobile, 2S Mobile et You Mobile.
– Pour les FAI, il en était de même. Un appel public à candidatures lancé en Novembre 2016 et un cahier des charges, défini par l’ARTP avaient abouti à la sélection de 3 opérateurs nationaux : Waw SA, Africa Access et Arc Informatique.
Tout naturellement et tel que prévu par le code des communications électroniques, l’on s’attendrait à ce que la sélection des opérateurs d’infrastructures au Sénégal soit encadrée par l’ARTP à travers un appel public à candidatures et un cahier des charges.
Qu’est ce qui pourrait donc expliquer cette cession d’infrastructures à Helios, alors qu’à notre connaissance aucun appel public à candidatures n’a été finalisé par l’ARTP pour les opérateurs d’infrastructures ?
Laisser le champ libre aux opérateurs de téléphonie qui pourraient se substituer à l’Autorité de régulation dans la définition du cahier des charges et la sélection des opérateurs d’infrastructure, signifierait que ce cahier des charges ne prendra en compte qu’essentiellement les intérêts de l’opérateur de téléphonie et non les préoccupations de l’Etat du Sénégal. L’Etat du Sénégal, à travers l’Autorité de régulation, est interpelé.
De plus, ceci serait la porte ouverte aux spéculations sur le dos de l’Etat. Tout opérateur de téléphonie pourrait s’aventurer à céder, tout ou partie, de ses infrastructures au plus offrant.
Aurait-il été permis à un quelconque opérateur (que cela soit Orange, Free ou Expresso) d’aller sur le marché international avec son appel d’offres, de contracter avec un MVNO et de revenir avec ce MVNO pour demander l’autorisation de l’Autorité de régulation mis devant le fait accompli ? La réponse est non.
La démarche adoptée avec cette annonce du 12 Aout 2020 soulève par conséquent plusieurs interrogations quant à sa conformité avec le régime d’autorisation auquel sont soumis les MVNO, les FAI et les opérateurs d’infrastructures.
De plus, lors de nos recherches, nous avons eu l’information selon laquelle l’un des actionnaires de Helios towers plc serait la société Millicom (la société mère de Tigo). Millicom est la compagnie qui a cédé Tigo Sénégal en 2017 à Wari pour un montant avoisinant 80 milliards FCFA puis au consortium qui a mis en place Free Sénégal. Aujourd’hui, on nous apprend que l’on cède uniquement les infrastructures de Free Sénégal à ….105 milliards FCFA.
Sur un autre registre, l’on pourrait également nous répliquer que les opérateurs locaux n’ont pas les mêmes capacités financières que les multinationales ou que les infrastructures sont la propriété actuelle des opérateurs de téléphonie ……etc
A ceux-là, nous rappelons 2 éléments essentiels :
1. Le secteur des télécoms est un secteur de souveraineté sur lequel l’Etat doit avoir un contrôle. Dans certains pays, les opérateurs d’infrastructures ne détiennent pas plus de 25% du capital de la société pour des raisons de sécurité nationale.
Au pire, l’Autorité de régulation pourrait encadrer un partenariat entre une multinationale et une ou des entreprises ou agences nationales.
De plus, L’ARTP accorde une licence de téléphonie aux opérateurs qui s’engagent à établir et exploiter des réseaux de communications électroniques ouverts au public. Les dispositions de la loi ne leur permettent ni de spéculer, ni de commercer sur la licence encore moins sans autorisation préalable.
2. Il ne faudrait pas aussi perdre de vue que le déploiement d’un important nombre de sites est prévu avec l’arrivée de la 5G. De par le monde, le nombre de sites attendu avec la 5G dépasse de loin ceux qui sont actuellement en opération avec la 4G. Certaines prévisions vont jusqu’à 10 fois plus de sites 5G.
Moment ne peut donc être plus approprié pour l’Autorité de régulation d’accorder tous les acteurs du secteur des communications électroniques sur le cadre réglementaire et de jeter les bases d’un nouveau partenariat dans la mise en place et la gestion des infrastructures réseau au Sénégal.
L’Etat du Sénégal doit assurer que les intérêts du Sénégal et des Sénégalais sont préservés.
La seconde préoccupation non moins importante est relative au sort des travailleurs de Free Sénégal avec cette cession.
L’on s’attend à une externalisation de tout ou partie des travailleurs de Free Sénégal qui interviennent sur la gestion des infrastructures de l’opérateur.
Si on se réfère à la dernière externalisation faite en 2015-2016 par l’opérateur TiGO Sénégal, malgré toutes les promesses et engagements que les travailleurs seraient protégés par des clauses contractuelles et qu’aucune perte d’emploi n’allait être occasionnée, les travailleurs s’étaient retrouvés juste un an plus tard, avec une volonté du repreneur de se séparer d’une bonne partie des employés transférés.
Le repreneur avait mis en branle un plan social avec pour conséquence de mettre dans la précarité plus d’un tiers (une trentaine) des employés initialement transférés. Ceux -ci ayant finalement perdu leur emploi.
Le secteur des communications électroniques est un secteur porteur qui a la possibilité d’absorber une bonne partie des emplois nationaux.
Il revient à l’Etat de créer les conditions de cette génération d’emplois en définissant un cadre réglementaire flexible pour les opérateurs nationaux et internationaux, mais qui soit avantageux pour notre économie nationale.
Que nul ne se méprenne sur notre démarche. Nous devons attirer les multinationales étrangères au Sénégal, mais il ne faudrait pas que ces transactions se fassent au nez et à la barbe du contribuable et de l’Etat du Sénégal.
Sans un cahier de charge qui prend en compte la problématique de conservation et de création d’emplois et en laissant le champ libre aux multinationales étrangères dont la préoccupation première est la maximisation du profit, l’objectif de création d’emplois dans le secteur des télécoms peinera à être atteint.
Il est donc important que le cahier des charges soit défini par l’Autorité de régulation de concert avec le Ministère du travail et la représentation des travailleurs afin d’éviter des « licenciements par procuration » avec l’externalisation des ressources humaines.
Ceci permettra également à l’Autorité de prendre en charge la problématique de réduction de la fracture numérique territoriale. Les territoires dont la densité de population est faible et qui sont éloignés de la capitale devront être pris en compte en termes de couverture réseau.
C’est le moment pour l’Autorité d’impulser davantage la mise en place d’opérateurs d’infrastructures de réseaux d’initiatives publiques (RIP).
Il est vrai que l’arrivée des opérateurs d’infrastructures est attendue depuis des années au Sénégal. Cependant, elle ne peut se faire sans la supervision de l’Etat du Sénégal. L’Autorité a la responsabilité d’assurer que leur venue ne se fasse pas au détriment des intérêts nationaux. Nous comptons sur celle-ci pour assumer pleinement ses responsabilités.
Alioune Badara Seck
Secrétaire Général
Syndicat National des Travailleurs de SENTEL (SNTS)