L’actualité brûlante du pays a le charme d’offrir souvent à la doctrine et par extension aux praticiens une occasion de se prononcer sur certaines questions dont la compréhension et le maniement par le profane exigent parfois des aptitudes à la fois théoriques et techniques. Cela devient intéressant surtout dans un contexte où le débat public est parfois biaisé par des prises de position qui, pour l’essentiel, s’éloignent de la neutralité axiologique qui doit orienter la doctrine dans sa noble mission d’éclairer notre lanterne sur certaines problématiques de la gestion publique de la cité.
En effet, il s’agit de réfléchir sur l’amnistie fiscale[1] accordée aux entreprises de presse par le Président de la République.
« Le Président de la République a reçu ce lundi les chefs d’entreprise de presse sénégalaise. La délégation s’est réjouie du soutien du chef de l’État pour l’effacement des impôts et taxes dus par les entreprises jusqu’en décembre 2023, pour un montant estimé à plus de 40 milliards de francs CFA ». Telle est l’économie du message posté sur le site de la Présidence de la République le 18 mars 2024[2].
Cette largesse fiscale du Président de la République revêt un intérêt particulier pour nous. En effet, même s’il est vrai que cette mesure fiscale jusqu’au moment de la rédaction de notre article n’est pas encore codifiée, il n’en demeure pas moins vrai qu’elle est une opportunité pour réfléchir sur les remises ou modérations de dettes fiscales au regard de la législation sénégalaise souvent vigoureusement décriées par la société civile parce que parfois accordées en violation flagrante de la loi.
Dans ce cadre, cette réflexion nous place dans une logique de lanceur d’alerte face à cette entorse à la loi dans un contexte d’alternance politique au Sénégal.
Ainsi il convient de poser les questions suivantes :
Le Président de la République a-t-il compétence pour effacer une dette fiscale ?
Cette mesure du Président de la République est-elle légale au regard du dispositif encadrant la remise gracieuse de dette fiscale ?
Il s’agira de rappeler d’une part le dispositif en vigueur en matière de remise ou modération d’une dette fiscale (I) et d’autre part d’apprécier la légalité de l’effacement de la dette fiscale des entreprises de presse par le Président de la République (II).
- La législation en vigueur en matière de remise ou modération d’une dette fiscale :
L’annulation d’une dette fiscale est strictement encadrée par le législateur. En effet, aux termes de l’article 706 du Code Général des Impôts (CGI), « le contribuable, en situation économique ou financière difficile, qui reconnaît le bien-fondé d’une imposition établie à son nom, peut introduire une demande de remise ou de modération de sa dette fiscale ».
L’autorité à travers l’arrêté n°025903 du 26 Novembre 2018 portant application des dispositions de l’article 706 du code Général des impôts (CGI) revient en détails sur le régime juridique de la demande de remise ou de modération d’une dette fiscale.
- Les conditions de recevabilité d’une demande de remise ou modération d’une dette fiscale
- Les conditions de forme :
La demandedoit être adressée au Ministre chargé des Finances, et déposée auprès du Chef du service des impôts compétents avec l’ensemble des justificatifs de la situation qui la motive.
Sous peine d’irrecevabilité, la demande doit être accompagnée des pièces suivantes :
- Une copie du titre exécutoire ;
- Une preuve de l’effort fiscal consenti sur la prise en charge dont la remise ou la modération est demandée (justificatifs de paiements déjà effectués) ;
- Les justificatifs de la situation économique ou financière difficile.
- Les conditions de fond :
La demande de remise ou de modération de dette fiscale est instruite sous réserve d’un effort fiscal obligatoire fixé comme suit pour les personnes morales :
- Pour une dette inférieure à 10 millions : 20% sans être inférieur à 500.000 F CFA ;
- Pour une dette comprise entre 10 millions et 50 millions : 10% sans être inférieur à 2.000.000 F CFA ;
- Pour une dette comprise entre 50 millions et 200 millions : 5% sans être inférieur à 500.000 F CFA ;
Pour une dette supérieure à 200 millions : 2% sans être inférieur à 10.000.000 F CFA ;
Preuve de la situation économique ou financière difficile
Les justificatifs à produire sont fixés comme suit :
- La production des états financiers des trois (3) derniers exercices certifiés ;
- Tout document prouvant les difficultés financières (relevés bancaires, mises en demeure, factures impayées, etc.) ;
- L’existence de deux déficits comptables successifs ;
- La perte des trois quarts (3/4) du capital social ;
- Les reports systématiques d’échéance financière ;
- La perte de licences, brevets, concessions de marques, accords de distribution ;
- Les difficultés de trésorerie impliquant des licenciements collectifs d’une certaine importance, une dégradation du climat social voire des grèves.
Il faut noter que la demande est instruite par les services opérationnels en émettant une proposition de remise ou de rejet à l’autorité compétente.
Lorsque le montant de la dette est au moins égal à 250 millions, la proposition de remise ou de rejet est transmise par le directeur général des impôts et domaines à la commission de validation des propositions de remise ou de modération prévues à cet effet.
- Les limites :
Elles sont au nombre de deux aux termes de l’article 706-5 du CGI :
- Pour une même dette fiscale, le contribuable ne peut déposer qu’une seule et unique demande.
- La demande de remise ou de modération ne peut porter sur des impôts ou taxes effectivement collectés ou retenus ainsi que sur les pénalités y afférentes. Il en est de même des impôts ou taxes régularisés pour cause de manœuvres frauduleuses.
- La légalité de l’effacement de la dette fiscale des entreprises de presse par le Président de la République :
La décision du Président de la République une fois mise en oeuvre sera illégale à notre avis pour deux raisons.
- Une violation flagrante de la législation
Il apparaît nettement de ce qui précède que l’effacement de la dette fiscale par le Président de la République est en violation flagrante de la législation notamment l’ article 706 du CGI précité et de l’article 64-1 du décret n° 2020-978 portant Règlement général sur la Comptabilité publique, « les demandes en remise ou modération doivent être adressées au ministre chargé des Finances appuyées de toutes pièces probantes dans le mois de l’évènement qui les motive, sauf celles qui sont provoquées par la gêne ou l’indigence du contribuable, lesquelles peuvent être formulées à toute époque ».
En effet, les conditions posées par le législateur et rappelées supra sont claires et s’imposent aux autorités.
Seule la Direction des impôts et domaines (DGID) à travers ses services opérationnels a la compétence d’instruire les demandes de remise gracieuse formulées par les contribuables aux termes de l’article 706 du CGI.
En plus, le Président de la République n’a pas la compétence légale d’éponger une dette fiscale en dépit de son pouvoir discrétionnaire.
En effet, l’impôt est du domaine de la loi aux termes de l’article 67 de la Constitution sénégalaise : « La loi fixe l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toute natures (…) ».
Par ailleurs, il faut souligner que cette mesure du Président de la République s’inscrit dans une tradition de pratiques aux antipodes de la législation fiscale. En effet, il est devenu légion dans notre système fiscal les lettres d’exonération ou remises gracieuses accordées aux entreprises par l’autorité en violation flagrante de l’article 67 de la Constitution et de l’article 715 du CGI qui dispose « en dehors des cas limitativement et expressément prévus par la loi, aucune autorité publique, l’administration, ni ses préposés ,ne peuvent accorder de remise ou modération des impôts, droits, taxes, redevances, intérêts, amendes et pénalités légalement établis, ni en suspendre le recouvrement, sans en devenir personnellement responsables ».
- Une violation du principe de l’égalité devant l’impôt
Il est clair que le Président de la République, en effaçant la dette fiscale des entreprises de presse, violera le principe d’égalité des citoyens devant la loi fiscale[3].
En effet, l’égalité devant la loi fiscale signifie que tous les contribuables appartenant à la même catégorie doivent être traités de manière identique à travers les normes qui s’appliquent à eux.
Toutefois, l’égalité devant l’impôt ne signifie pas « uniformité de traitement fiscal »[4].
En effet, il est possible pour le législateur de régler de façon différente des situations différentes pourvu que la différence de traitement qui en résulte, soit en rapport direct avec l’objet de la loi qu’il établit[5].
Appliqué à notre cas d’espèce, nous remarquons cette mesure du Président de la République une fois codifiée sera une atteinte grave au principe d’égalité devant l’impôt pour deux raisons.
D’une part, il n’existe pas de circonstances qui placent les entreprises de presse dans une situation exceptionnelle justifiant leur incapacité à s’acquitter de leur dette fiscale. D’ailleurs, beaucoup d’entre elles ne remplissent pas les conditions posées par l’article 706 du CGI pour bénéficier d’une remise gracieuse.
D’autre part, cette décision du Président de la République est discriminatoire parce que n’étant pas justifiée par des raisons d’intérêt général.
Ce mépris du droit, une fois codifiée mérite d’être déféré devant le juge afin que la légalité ne soit pas mise en veilleuse pour des raisons politiques. En effet, une saisine du juge de la légalité par un citoyen ayant intérêt à agir permettra de se faire une religion sur la légalité des amnisties fiscales accordées par l’autorité surtout dans un contexte de rationalisation des dépenses fiscales. L’avis du juge de la légalité sera intéressant dans le cas d’espèce parce que d’une part, il y’ a une rupture de l’égalité devant la loi fiscale un principe à valeur constitutionnelle et d’autre part une violation flagrante de la loi.
Malheureusement, le juge est l’acteur le moins présent dans notre contentieux fiscal car étant rarement saisi. Une situation à notre avis qui est justifiée parfois par le manque d’informations du citoyen qui a du mal à s’approprier de la législation fiscale afin d’en comprendre les enjeux.
A cela s’ajoute le mutisme de la doctrine qui parfois a du mal pour sortir des sentiers battus pour réfléchir sur les problématiques de l’actualité système fiscal.
En effet, le rôle de la doctrine ou des praticiens doit consister à rendre moins ésotérique le droit fiscal.
Sur ce, il faut saluer les efforts consentis par la Direction Générale des impôts et domaines (DGID) pour rendre plus accessible la fiscalité à travers son Bureau de Communication qui, de plus en plus, met en œuvre une politique communicationnelle très percutante visant à rendre la matière fiscale plus accessible pour le contribuable.
En effet, la compréhension du dispositif fiscal par le contribuable est un défi à relever.
Elle permettra non seulement à ce dernier d’être enclin à souscrire à ses obligations fiscales, mais aussi d’être un bouclier contre tout abus de la législation fiscale par l’administration dont la finalité est de porter atteinte à l’égalité devant l’impôt et à l’équité socle de notre système fiscal.
C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’arrêt CASAONOVA Conseil d’Etat France 29 Mars 1901 où l’intérêt à agir du citoyen local a été déterminant pour faire annuler par le juge administratif une mesure de l’autorité allant dans le sens de grever les charges publiques de la commune.
Par MAME SEYDOU BA
Inspecteur des impôts et domaines
Chef Bureau de la Gestion, du Contrôle et des Services aux Contribuables (BGCSC) CSF THIES
[1] Cette décision n’a pas encore fait l’objet d’une codification.
[2] Le Président Macky Sall a décidé d’éponger la dette fiscale des entreprises de presse (presidence.sn)
[3] Article 6 de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen (DUDHC) « la loi doit la même pour tous, soit qu’elle protège soit qu’elle punisse ».
[4] BA ELHADJI DIALIGUE, DROIT FISCAL, édition harmattan p.29
[5] FOUQUET O, in NOUVEAUX CAHIERS DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL N° 33 (DOSSIER : LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET L’IMPÔT) – OCTOBRE 2011